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Contre les élections : Extraits

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Vinm nous avait parlé du livre « Contre les élections ». J’ai voulu mettre quelques extraits. C’est surtout à but personnel, pour retenir ce qui me semble important. Je sais pas si le droit à la citation s’applique vu l’ampleur du texte, mais bon, si ça vous donne envie de lire le livre, achetez-le, il est vraiment bien ! Personnellement, il m’a fait changé d’avis sur le tirage au sort, ce qui n’était pas une mince affaire.
le populisme est dangereux pour la minorité, la technocratie est dangereuse pour la majorité et l’antiparlementa­risme est dangereux pour la liberté

Le tirage au sort avait ses avantages, poursuivait Verdin, imperturbable. “Son but était de neutraliser l’influence personnelle. À Rome il n’existait pas, ce qui avait pour conséquence d’innombrables scandales de corruption. En outre, à Athènes, les fonctions n’étaient attribuées que pour une année et le bénéficiaire n ’était généralement pas reconductible.En effet, les citoyens devaient se relayer autant que possible à tous les niveaux. On voulait faire participer le plus grand nombre de gens possible à la vie de la cité et réaliser ainsi l’égalité. Tirage au sort et rotation étaient vraiment au cœur du système démocratique athénien. ”J’hésitais entre enthousiasme et scepticisme. Aurais je pu accorder ma confiance à une équipe gouvernementale qui n’aurait pas été élue, mais tirée au sort ? Comment diable cela pouvait il fonctionner ? Comment éviter l’amateurisme ? “Le système athénien était plus pragmatique que dogmatique, poursuivait Verdin. Il ne procédait pas d’une théorie, il était fondé sur l’expérience. Par exemple, on ne tirait pas au sort les plus hautes fonctions militaires et financières. Là, on recourait à l’élection, et la rotation n’était pas obligatoire. Des personnalités compétentes pouvaient donc être réélues. C’est ainsi que Périclès fut élu ou réélu qua­torze années de suite comme stratège. Le principe d’égalité le cédait ici au principe de sécurité. Mais cela ne s’appliquait qu’à une petite minorité parmi les mandats gouvernementaux

Un trait frappant de la démocratie athénienne était la rapidité de rotation des mandats : on était juré populaire pour une seule journée, membre du Conseil ou magistrat pour un an seulement (avec salaire). En tant que membre du Conseil, on ne pouvait exercer plus de deux mandats non consé­cutifs. Tout citoyen s’estimant en état d’exercer une charge publique avait le droit de se porter candidat.

Mais l’essentiel du travail s’effec­tuait au sein de ces autres institutions, plus spéci­fiques, qu’étaient le Tribunal du peuple, le Conseil des Cinq-Cents et les magistratures. Là, ce n ’était pas la totalité du peuple qui s’exprimait, mais un échantillon pris au hasard, constitué par tirage au sort. Le peuple athénien ne participait pas direc­tement aux décisions prises par ces derniers col­lèges. Je souscris donc totalement aux conclusions d ’une étude récente, qui décrit la démocratie athé­nienne non pas comme une démocratie “directe”, mais comme une démocratie représentative d’un type à part, une démocratie représentative non élective

1) le tirage au sort a été utilisé dans divers États depuis l’Antiquité comme un instru­ment politique à part entière ; 2) il s’agissait chaque fois d’États urbains de petite superficie (cité-État, république urbaine) où seule une part limitée de la population pouvait accéder au pouvoir ; 3) l’utilisa­tion du tirage au sort coïncidait souvent avec l’apo­gée de la richesse, de la puissance et de la culture (Athènes aux ve et ive siècles, Venise et Florence à la Renaissance) ; 4) le tirage au sort connaissait des applications et procédures diverses, mais avait généralement pour effet de réduire les conflits et d ’accroître l’implication des citoyens ; 5) le tirage au sort n’était jamais employé isolément, mais tou­jours en combinaison avec des élections, ce qui était une garantie de compétence ; 6) les États qui recouraient au tirage au sort ont souvent connu des siècles de stabilité politique en dépit de fortes oppositions internes entre groupes rivaux.

Montesquieu louait de ce fait la démocratie athénienne, où les magistrats, en quit­tant leurs fonctions, devaient rendre des comptes, ce qui “tenait en même temps du sort et du choix”. Seule la combinaison des deux systèmes permettait d’éviter les excès : le pur et simple tirage au sort menait à l’incompétence, la pure et simple élection à l’impuissance.

“Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, écrivait-il (Rousseau) en 1762 dans Du contrat social, le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires : l’autre convient à celles où suf­fisent le bon sens, la justice, l’intégrité, telles que les charges de judicature, parce que, dans un État bien constitué, ces qualités sont communes à tous les citoyens.”

Les deux procédures, l’aléatoire et l’élec­torale, peuvent se renforcer mutuellement.

Bien sûr, il y avait une évi­dente différence d’échelle : employer le tirage au sort dans l’Athènes antique, une ville de quelques kilomètres carrés, c’était bien autre chose que de le faire dans un pays aussi grand que la France ou dans l’immense territoire des treize Etats désor­mais indépendants de la côte atlantique de l’Amé­rique du Nord. La durée des trajets montrait à elle seule qu’on était entré dans un autre univers. Cela a indéniablement joué.

La Révolution française, pas plus que l’améri­caine, n ’a chassé une aristocratie pour la remplacer par une démocratie ; elle a chassé une aristocra­tie héréditaire pour la remplacer par une aristo­cratie librement choisie. Une aristocratie élective, pour reprendre l’expression de Rousseau. Robes­pierre parlait même d’une aristocratie représen­tative ! On avait envoyé promener le souverain et la noblesse, on calmait les classes populaires à grand renfort de rhétorique sur la Nation, le Peuple et la Souveraineté, et une nouvelle haute bourgeoi­sie prenait le pouvoir. Elle ne tirait plus sa légitimité de Dieu, du sol ou de la naissance, mais d’une autre survivance de l’aristocratie : les élections


Il existe un magnifique proverbe que l’on attribue souvent à Gandhi, mais qui vient en fait d’Afrique centrale : “Tout ce que tu fais pour moi sans moi, tu le fais contre moi.” C’est un résumé de la tragé­die de la démocratie représentative élective d’au­jourd’hui : même avec les meilleures intentions, quand on dirige le peuple sans le faire participer, on ne le dirige qu’à moitié. Au xvme siècle, de grands pans de la population étaient illettrés, et de vastes régions d’un territoire inaccessibles. La préférence accordée aux élections avait donc en partie des rai­sons pratiques. Mais ce choix est-il encore justifié aujourd’hui ?

James Fishkin ne perdit pas espoir. Le scientifique qu’il était avait envie de découvrir à quoi pouvait mener une telle concertation populaire. Il fit rem­plir aux participants des questionnaires - avant, pendant et après les délibérations - pour observer l’évolution de leurs points de vue. Les participants reçurent avant de commencer des dossiers contenant des informations factuelles et eurent la possibilité de discuter avec des spécialistes. Cela pouvait-il influencer leurs opinions ? Les observateurs furent en tout cas impressionnés par “le grand dévoue­ment, le respect mutuel et le sens de l’humour de la plupart des participants, qui permirent d’instau­rer une atmosphère collective tolérant des opinions divergentes”.
Les conclusions des sondages objectifs furent elles aussi stupéfiantes : la différence entre “avant” et “après” se révéla très frappante. Le processus de délibération avait rendu les citoyens nettement plus compétents, ils avaient affiné leurs jugements poli­tiques, appris à adapter leurs opinions et s’étaient sensibilisés à la complexité de la prise de décisions politiques. Pour la première fois, il était scientifique­ment démontré que des personnes ordinaires pou­vaient devenir des citoyens compétents, du moment qu’on leur en donnait les moyens.

Pour chaque projet délibératif, il a fallu déci­der de la composition du panel de citoyens. Si les citoyens viennent eux-mêmes se présenter, on peut être certain qu’ils sont motivés et qu’ils s’investiront pleinement. L’inconvénient de cette auto­sélection, c’est que l’on réunit ainsi surtout des hommes blancs de plus de trente ans, très quali­fiés et éloquents, ce que l’on appelle les “citoyens professionnels”. Ce n ’est pas idéal. Si le recrute­ment se fait par tirage au sort, on obtient plus de diversité, plus de légitimité, mais on a aussi plus de frais : la composition d ’un bon échantillon repré­sentatif est une opération coûteuse, et les partici­pants non volontaires à qui l’on fait appel ont moins de connaissances préalables et sont susceptibles de se désintéresser plus rapidement de la tâche. L’autosélection renforce l’efficacité, le tirage au sort la légitimité. Parfois, on opte pour une forme intermédiaire : d’abord un tirage au sort, puis une autosélection, ou d ’abord une autosélection, sui­vie d’un tirage au sort.

Le recrutement se déroula en trois étapes : 1) un échantillon aléatoire de citoyens était tiré au sort sur les listes électorales : ils recevaient une invitation par la poste ; 2) un pro­cessus d ’autosélection suivait : quiconque était intéressé assistait à une réunion d’information et pouvait se présenter comme candidat pour la suite ; 3) à partir de ces candidats, on tirait au sort les membres de l’équipe définitive, en tenant compte d ’une répartition équilibrée en fonction de l’âge, du sexe et d ’autres critères. Il s’agissait par consé­quent d ’une triple séquence : tirage au sort/auto­ sélection/tirage au sort.
La concertation dura, dans ces trois lieux dif­férents, entre neuf et douze mois. Pendant cette période, les participants se voyaient accorder la possibilité de se familiariser avec le domaine grâce à l’aide de spécialistes et en consultant des docu­ments. Ensuite, ils demandaient leur avis à d’autres citoyens et délibéraient entre eux. Enfin, ils formu­laient une proposition concrète pour une autre loi électorale.

Ce qui frappe quand on lit les comptes rendus en ligne des Parlements citoyens canadiens et néerlan­dais, c’est la nuance dans l’argumentation en faveur d’une alternative techniquement au point. Quiconque doute que des citoyens ordinaires, tirés au sort, soient capables de prendre des décisions sensées et ration­nelles ferait bien de lire ces rapports

En France, le politologue Yves Sintomer a pro­posé non pas de faire de l’Assemblée ou du Sénat une chambre tirée au sort, mais d’enrichir le sys­tème d’une nouvelle chambre. Cette “Troisième Chambre” serait tirée au sort parmi des candidats volontaires. Il souligne aussi l’importance d ’une rémunération suffisante et d ’une bonne transmis­sion des informations. Les députés tirés au sort devraient pouvoir se faire aider de collaborateurs, comme c’est déjà le cas des députés élus. Il ne pré­cise pas quel droit devrait être attribué à qui, mais suggère que la Troisième Chambre se penche sur des thèmes qui exigent une planification sur le long terme (écologie, affaires sociales, loi électorale, constitution). C ’est en fait la dimension qui, dans le modèle actuel, manque trop souvent.

Dans l’idéal, on souhaite effecti­vement un Parlement européen tiré au sort qui soit représentatif de l’ensemble de l ’UE, mais combien de boulangères de village lituaniennes vont-elles fermer boutique quelques années pour aller siéger à ce nouveau Parlement de Strasbourg ? Combien de jeunes ingénieurs maltais vont-ils abandonner des projets de construction prometteurs pendant trois ans parce que l’Europe les a tirés au sort? Combien de chômeurs de la région britannique des Midlands vont-ils délaisser leur pub et leurs amis pour bricoler des textes de loi pendant des années avec des inconnus ?

Un Parlement tiré au sort peut être plus légitime (car plus représentatif), mais sera-t-il plus effi­cace ? Ou la plupart de ceux qui ont été tirés au sort se mettront-ils à inventer toutes sortes de pré­textes pour ne pas avoir à y aller, la représenta­tion nationale finissant tout de même par devenir l’affaire d’hommes hautement qualifiés

La démocratie athénienne présentait la caractéristique de recourir au tirage au sort non pas pour une seule institution, mais pour toute une série, afin de constituer un système de freins et de contrepoids : un corps tiré au sort surveillait l’autre.

Présentation du système à plusieurs chambres de Bouricius. Voir ici (je recopie la partie intéressante en dessous)

\n— Un Conseil de définition des priorités : un très grand organe, tiré au sort, qui indique les thèmes mais ne les développe pas.
\n— Des panels d’intérêt : des petits groupes de 12 citoyens qui peuvent chacun suggérer une proposition de loi. Ni tirés au sort, ni élus, ils sont volontaires.
\n— Un panel d’examen : un pour chaque domaine de politique publique, comprenant chacun 150 personnes tirées au sort, qui siègent pour 3 ans et qui travaillent à plein temps (et reçoivent le salaire d’un parlementaire). Des sortes de commissions parlementaires, qui ne peuvent ni initier ni voter les lois. À partir des informations transmises par les panels d’intérêt, ils organisent des auditions, invitent des experts et procèdent à l’élaboration des textes de loi.
\n— Un jury des politiques publiques qui vote les lois. Il n’a pas de membre permanent : chaque fois qu’une loi doit être soumise au vote, 400 citoyens sont tirés au sort pour se réunir le temps d’une journée.
\n— Enfin, un Conseil de réglementation et un Conseil de surveillance sont chargés respectivement de concevoir les procédures (pour les tirages au sort, les audiences et les votes) et de veiller à leur application.


Un Parlement élu dispose sans aucun doute de plus de compétences techniques que s’il était tiré au sort. En revanche, chacun est le spécialiste de sa propre vie. A quoi bon avoir un Parlement com­posé de juristes très qualifiés, si peu d’entre eux connaissent encore le prix du pain ? Avec le tirage au sort, on obtient un meilleur échantillon de la société au sein du corps législatif.
Les élus ne sont pas toujours compétents non plus. Sinon, pourquoi auraient-ils des assistants, des chercheurs et des bureaux d’études à leur dis­position ? Comment se fait-il que les ministres puissent du jour au lendemain changer de minis­tère ? Ne serait-ce pas uniquement parce qu’ils sont entourés d’une équipe professionnelle qui leur offre ses compétences techniques ?
Une représentation nationale tirée au sort ne serait pas laissée à elle-même : elle pourrait inviter des spécialistes, compter sur des modérateurs et se renseigner auprès des citoyens. De plus, elle se verrait accorder un certain temps pour se familia­riser avec son travail et une administration pour se documenter.

Bibliographie


B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, 1995.
Y. SINTOMER, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et poli­tique d’Athènes à nos jours 2011
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