D’après Michel Serres, « philosopher, c’est anticiper ». « Mais le contraire est aussi vrai », dirait le logicien de Rhinocéros, une pièce du théâtre de l’absurde écrite par Ionesco et dont je parlerai dans un autre article parce que ce n’est pas le sujet de celui-ci. Si je cite Serres, c’est en effet pour donner la réciproque à son affirmation. En exemples.
Le roman d’anticipation, ancêtre de la Science-Fiction, est apparu au début du XXe siècle et a pour ambition de décrire une société future dans toute sa splendeur. Seulement aujourd’hui, on pourrait dire qu’on y est pas encore, au totalitarisme qu’Orwell prédisait pour 1984 dans son roman du même nom sorti en 1949. Mais est-ce vrai? Notre société est de plus en plus surveillée. La vie privée n’existe plus. Cependant, Orwell décrivait quelque chose de plus contemporain. En effet, durant toute sa vie et à travers tous ses ouvrages majeurs (en plus de 1984, on peut citer La Ferme des Animaux) il a combattu le communisme en général et le système bolchevik en particulier. Par exemple, dans 1984, Big Brother a les grosses moustaches de Staline et les gens s’appellent camarades entre eux, entre autres marques flagrantes. HG Wells, quant à lui, vante cette idéologie en la mettant au cœur de son roman La machine à voyager dans le temps, dans lequel les hommes du futur sont communistes, végétariens et pacifiques. Ce roman est très intéressant d’ailleurs, car il ne voit pas le futur comme une immense ville sur-développée surtechnologisée, mais au contraire un retour à la nature, qui est aussi un développement considérable dans le mode de vie de l’Homme. Quand les gens de nos jours auront compris que nous sommes faits pour vivre dans un environnement vert, pas gris (certains ont déjà acquis cette compréhension) la vie sur Terre sera bien meilleure.
Sous le couvert de prédire l’avenir, les auteurs de Science-Fiction dénoncent des problèmes actuels. Ainsi Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley critique la perte de valeurs morales et le fait que le sexe et la drogue soient banalisées, et que les Hommes soient éduqués depuis la naissance à ne pas penser par eux-mêmes et à cultiver la pratique de choses futiles telles que le sport et la compétition plutôt que la lecture et le savoir. Ce livre explique comment parvenir à réduire à l’esclavage des gens sans qu’ils s’y opposent. Et pour cela ils faillent qu’ils aiment et désirent cet esclavage. Dans Fahrenheit 451, Ray Bradbury dénonce quant à lui le progrès accélérant trop vite pour que l’homme puisse le suivre, et la déshumanisation apportée par l’excès de divertissement, lui aussi dans le but d’empêcher les gens de penser par eux-mêmes. Ici aussi la lecture de livres est interdite, c’est même le thème principal du livre, qui suit un pompier chargé de brûler les livres.
Les Chroniques Martiennes, quant à elles, sont une prouesse de psychologie. En effet, elles décrivent la vie d’extraterrestres, des Martiens. Cependant, cela nécessite quelque chose d’impossible: imaginer une manière de penser complètement différente de la nôtre. Et il y parvient. Comment? En ajoutant des détails laissant une impression d’étrange et de malaise à des situations de la vie humaine, il parvient à apporter une distance entre le lecteur et le personnage. Cette distance permet d’avoir un regard critique sur leur comportement, et ainsi, sur le nôtre. Car par un détour psychologique, Bradbury dépeint en fait d’un œil dur la société qui nous entoure, et d’une manière qui ne peut être atteinte qu’à travers la Science-Fiction. Quand les astronautes arrivent sur Mars et qu’ils ont l’impression d’être sur Terre et de revoir leurs morts à cause de l’illusion créée par les Martiens à l’aide des souvenirs vus par télépathie dans leur esprit avant leur atterrissage (« La Troisième Expédition »), quand le psychiatre pense que l’humain serait un Martien devenu fou et qui projetterait l’image qu’il penserait être de lui toujours à l’aide de ce lien télépathique (« Les Hommes de la Terre »), quand la martienne fait le rêve prémonitoire de l’arrivée des humains, qu’elle rêve d’une idylle avec l’un d’eux et que son mari, jaloux, part à la chasse le jour où l’atterrissage est prévu ("Ylla"), la liberté de point de vue que ce nouvel univers confère permet d’étudier chaque situation habituelle sous un angle inhabituel sans que cela paraisse anormal, vu que c’est le point de vue d’un Alien. C’est la réciproque de la thèse précédente.
Cette liberté se joue aussi au niveau de l’écriture. Dans la guerre des mondes, H.G.Wells parle de quelque chose qu’il ne connaît pas (les extraterrestres). Il n’en a jamais vu. Ainsi, lorsqu’il sort de son tripode, l’extraterrestre est décrit sans être décrit, par des termes trop vagues, trop abstraits, laissant la liberté au lecteur de l’imaginer comme il le souhaite.
D’autres romans de Science-Fiction plus récents mêlent l’humour à la critique sociale: l’extraterrestre de Sans nouvelles de Gurb, d’Eduardo Amendola, arrive sur Terre et se moque des hommes d’affaires pressés, toujours avec leur mallette à la main, de véritables caricatures humaines, de la publicité mensongère, du conformisme quand il dit qu’il passerait pour excentrique s’il se mettait à marcher sur la tête. Dans Le guide du voya-geur galactique de Douglas Adams, le Président du Conseil Galactique n’est pas la con-centration des pouvoirs, mais la personne faite pour attirer les regards loin de ceux qui les détiennent réellement. Une critique de la technologie est aussi faite avec à la fin du livre la construction d’un super calculateur sensé calculer la réponse à la vie, à l’univers et à… tout le reste, et seulement capable d’apporter comme réponse « 42 » et « il faudrait construire un super calculateur pour calculer la question maintenant » au bout de 500 millions d’années.
La Science-Fiction ou roman d’anticipation est toujours lié à la philosophie d’une manière ou d’une autre. Le message a une portée sociale double: au niveau de l’individu qui ne réagit pas aux exactions du gouvernement pour le rendre peu réactif. Il y a toujours un lien avec la technologie et le développement scientifique, vantés chez Jules Verne, critiqué par les autres. La technologie réduit en effet l’imagination et la capacité de réflexion et peut facilement être contrôlée et diffuser des messages de propagande.
Livres cités, titres originaux:
1984, George Orwell 1949
Animal Farm (La ferme des animaux), George Orwell 1943
The Time Machine (La machine à voyager dans le temps), H.G.Wells 1895
Brave New World (Le meilleur des mondes), Aldous Huxley 1931
Fahrenheit 451, Ray Bradbury 1953
The Martian Chronicles (Les chroniques martiennes) Ray Bradbury, 1950
War of The Worlds (La guerre des mondes) H.G.Wells, 1898
Sin Noticias de Gurb (Sans nouvelles de Gurb) Eduardo Amendola, 1990
Hitch Hiker’s Guide to the Galaxy (Le Guide du voyageur galactique) Douglas Adams, 1979
Pour ceux qui n’aiment pas lire et qui ne feront pas l’effort de chercher les livres cités ci-dessus, outre les adaptations cinématographiques de ces ouvrages, quelques films sont à voir absolument: Brazil de Terry Gilliam, et puisque vous y êtes, profitez-en pour regarder L’Armée des 12 Singes. On peut dire que ces films sont inspirés respectivement de 1984 et de La machine à voyager dans le temps, avec quelques nuances et toujours une portée psychologique forte. Un autre film beaucoup plus récent est Gattaca, lui vraisemblablement inspiré [Du] Meilleur des Mondes, encore une fois avec des différences visibles ce-pendant. Enfin, un qui risque de ne pas vous plaire mais qui vous apportera une grande culture générale et cinématographique : Métropolis. Forcez-vous à le voir, ça en vaut la peine!