« Les premiers outils de manipulation du réel, c’est la manipulation des mots. Si vous arrivez à contrôler le sens des mots, vous pouvez contrôler les gens qui devront les utiliser. »Philip K. Dick
Les mots, et donc le langage, sont des éléments fondamentaux dans les sociétés humaines. En effet, ils sont l’expression de la parole, et de ce fait de notre pensée. On a sans cesse inventé de nouveaux moyens de communication pour propager plus loin dans l’espace et dans le temps, afin d’amplifier la « caisse de résonance » de notre langage, complétant ainsi les outils à notre disposition : transmission orale, transmission écrite manuscrite, d’abord sur des tablettes d’argile, puis sur des fibres végétales ou des peaux animales, invention de l’imprimerie permettant une duplication aisée, puis d’Internet qui rend la transmission quasiment sans coût… Néanmoins, les langues évoluent sans cesse, de manière organique, pour s’adapter. Dans le cas contraire, elles se fossilisent et elles meurent. Les mots n’échappent pas à la règle. Certains naissent, comme « informatique », d’autres disparaissent, comme « myriagramme », d’autres changent de sens, comme « ordinateur », désignant à la base quelqu’un faisant un sacrement ecclésiastique, et désignant de nos jours une machine capable d’effectuer des calculs mathématiques et logiques, afin de traiter de manière automatique l’information. Loin de moi l’idée de critiquer cette évolution normale, on peut relever le fait que la langue n’est pas un outil neutre et que les mots sont importants.
Il est admis chez les linguistes, psychologues et sociologues que les mots forment la pensée. Ainsi, face à un concept, on tente de le décrire selon les mots que l’on connaît déjà. Par exemple, une poule découvrant un cure-dent va tenter de l’assimiler selon des concepts qu’elle connaît déjà : un bout de bois. Néanmoins, n’ayant pas de dents, il est difficile pour elle d’imaginer que c’est un outil permettant de se nettoyer les dents. De ce fait, le concept est forgé par les mots, et notre perception du monde est influencée par les mots permettant de formuler notre pensée. Le choix de ces derniers, et leur sens, est donc quelque chose d’essentiel. Pour ainsi dire, les mots forment notre pensée, d’où la nécessité de bien les employer.
De part les outils de communication, on retrouve une véritable « guerre des mots ». On cherche à utiliser notre définition d’un mot ou l’utilisation d’un mot précis, afin d’imposer notre vision du monde. Ainsi, si on adopte une grille de lecture dominants/dominés, on peut remarquer que les élites, c’est-à-dire ceux ayant accès aux sources de communication les plus performantes, peuvent communiquer aux dominés, ceux qui ne peuvent qu’écouter sans contredire. De cette manière, les mots et les concepts s’infiltrent dans les esprits des individus, modifiant de ce fait leur perception du monde. Le point de vue dominant devient majoritaire, et les dominants conservent leur pouvoir de par la maîtrise des mots, et donc de la pensée. Ainsi, on voit tout l’enjeu autour de la sémantique des mots : celui qui remporte la bataille des mots est celui qui impose sa vision du monde. La modification du langage est un classique de la propagande. Dans le roman 1984 de Georges Orwell, il y a une modification sémantique des mots, jusqu’au point qu’ils deviennent leurs antithèses : « la guerre c’est la paix ». Lutter contre la modification sémantique volontaire, c’est lutter contre une forme d’oppression.
Il existe plusieurs moyens de modifier le sens d’un mot. Un des moyens est de dénaturer le sens de celui-ci. Ainsi, par l’utilisation d’euphémismes, on tend à réduire la portée d’un phénomène. Par exemple, on parlait « d’évènements à Alger », alors qu’une guerre se déroulait sur le sol algérien. Au contraire, on peut aussi chercher à amplifier un phénomène, en exagérant. Songeant aux « cyber-guerres », qui n’ont jamais fait de cyber-morts.
Un autre moyen de modifier le sens d’un mot est de le redéfinir. Ainsi, la laïcité est passée d’une séparation du domaine religieux et du domaine civil à un moyen de protection de la « civilisation judéo-chrétienne ». En changeant la nature du mot, un double phénomène a lieu : ceux qui défendaient le terme premier continueront d’adhérer à ce mot et auront du mal, par habitude et cohérence psychologique, à l’abandonner. Par exemple, imaginons une personne se disant socialiste, c’est-à-dire défendant des valeurs humanistes et une certaine égalité dans la société. Ce terme peut être galvaudé et maintenant être utilisé pour définir un courant de pensée allant être en opposition à celle d’égalité. L’individu, par habitude, avait tendance à se définir socialiste et aura du mal à changer de vocable, du fait qu’il y a un fossé entre ce qu’il a connu et le sens courant qu’il est attribué. De plus, cette redéfinition du mot permet de détruire le concept original que le mot décrit. En parlant de socialisme, le plus grand nombre va comprendre dans son nouveau sens, et non dans son sens historique, rendant les échanges difficiles entre ceux ayant une compréhension « classique » et ceux ayant une compréhension plus « moderne. »
Néanmoins, une autre stratégie est d’utiliser plusieurs mots pour parler du même concept. Ainsi « charges sociales » et « cotisations sociales » désignent tout deux des prélèvements sur les salaires. Néanmoins, « charges » renvoi à une vision négative de ce phénomène, une charge étant quelque chose d’encombrant que l’on doit éliminer. Au contraire, le terme « cotisation » signifie une contribution à une œuvre commune. Il est toujours gratifiant de porter sa pierre à un édifice. Ainsi, l’emploi d’un terme ou d’un autre renvoie à la perception que l’on se fait de ce phénomène.
On doit se questionner pourquoi donner tel sens à tel mot. À l’origine, le terme « anarchisme » renvoie à une idée d’ordre sans pouvoir, et dans la littérature anarchisante, on peut voir le concept d’auto-organisation. Néanmoins, le sens commun l’a transformé en un synonyme de chaos. De même, étymologiquement, la république, res publica signifie la chose commune. Une république signifie que le pouvoir est non héréditaire. Une république peut être démocratique, comme elle peut être autoritaire, bananière, socialiste, islamique… être libéral signifiait être indépendant de tout dogme, même économique. Le capitalisme est la privatisation des moyens de production et la recherche continuelle du profit. La démocratie est l’exercice du pouvoir par tous les citoyens. La religion vient du latin religare, relier les individus en communauté pour qu’ils vivent en paix. Fait intéressant, de nombreuses personnes se disent non religieuses, mais spirituelles, c’est-à-dire s’intéressant à l’âme, alors que la religion est la somme de la communauté et du spirituel. De nos jours, la religion semble être quelque chose qui divise par ses dogmes et source de guerre, alors que le sens originel est une réunion de tous les individus, afin de faire la paix. De même, on entend beaucoup parler de terrorisme, qui est l’emploi de la violence à des fins politiques, ou de guerres, qui est un conflit, armé ou non, entre plusieurs acteurs. Un autre exemple est celui de « migrant », quelqu’un qui se déplace et de « réfugié », quelqu’un qui cherche à se mettre à l’abri.
Cependant, la modification sémantique n’est pas le seul phénomène qui modifie la portée des mots. Ainsi, une répétition à tout-va d’un mot fort, comme « sidération », tant à en réduire sa portée. Alors qu’un usage rare, réservé à des phénomènes à la hauteur de ce mot, une utilisation abusive tend à en réduire sa portée, à le banaliser et à lui faire perdre tout effet.
De ce fait, les mots forment notre pensée. Néanmoins, il y a une volonté de la part de certains individus d’imposer leur vision du monde par l’utilisation de certains mots au lieu d’autres. On doit donc garder un esprit critique sur le message transmit par notre interlocuteur, tant sur le choix des mots que dans la sémantique s’y découlant, afin de garder une perception du monde claire, et non embrouillée. Un exercice intéressant serait de trouver les mots clés, de voir leur sens originel et de voir le sens qui est donné par le locuteur, afin de comprendre pourquoi il veut nous donner telle ou telle vision. Néanmoins, l’emploi de certains mots sont plus par habitude ou par conformisme. De plus, la vision dominant/dominé est à nuancer, et l’utilisation inexacte des mots peut être faite dans un but autre que celui de nuire : on peut jouer sur les mots pour vendre un produit, ou employer des mots inadéquats, car on a rien pour décrire des phénomènes nouveaux. De plus, et cela peut contredire mon raisonnement, l’évolution des mots n’est pas mauvaise, elle traduit simplement une évolution de la perception. L’enjeu est donc de voir exactement la signification afin de n’être pas confus dans notre perception.
Afin d’aller plus loin, et notamment avec l’intervention de linguistes, je vous conseille de voir l’émission « les mots ont-ils changé de sens en 2015 ? » dans Du Grain à moudre, sur France Culture du 11 janvier 2016, avec Mariette Darrigrand (sémiologue), Alain Rey (linguiste et lexicographe) et Vincent Message (écrivain, maître de conférence à l’Université Paris 8 Saint-Denis). Ce documentaire revient sur l’utilisation des mots et leurs sens en 2015, notamment en lien avec les différents attentats, et les conséquences politiques. L’emploi de vocables permet de mettre en place la « stratégie du choc » (Naomi Klein), afin de faire passer des lois qui auraient eu autrement une opposition. L’utilisation de vocables permet de répondre aux intérêts des politiques.